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L'art de très près

L'art de très près

Chefs-d'oeuvre sous la loupe


La nature morte avant la "nature morte" – de l’objet accessoire au genre pictural

Publié par Patricia Schepers sur 5 Avril 2018, 14:49pm

Jan Fyt, Champignons (Musée des Beaux-Arts, Bruxelles)

Jan Fyt, Champignons (Musée des Beaux-Arts, Bruxelles)

Le palais des Beaux-Arts de Bruxelles (BOZAR) accueille actuellement une exposition consacrée à la nature morte espagnole et retrace 400 ans d’un genre qui se développe en Europe occidentale à partir du XVIIe siècle. Pour rappel, la nature morte est une représentation picturale d’objets inanimés. Cela englobe végétaux et denrées alimentaires, mais aussi quantité d’objets tels que fioles, vases, livres, cartes, instruments de musique, miroirs, bijoux… Elle s’oppose aux grandes compositions historiques ou mythologiques, aux scènes hagiographiques, au paysager et aux grands portraits d’apparat. D’accessoire, l’objet inanimé devient thème central, sujet à part entière.  

L’expression « nature morte » n’apparaît en France qu’en 1756, hommage tardif rendu au talent de Jean Siméon Chardin. Pourtant, vers 1550, Vasari dans Le Vite parle déjà de choses naturelles (cose naturali) en faisant référence aux grotesques et aux motifs naturalistes peints par Giovanni Nanni dit Giovanni da Udine. Un siècle plus tard, les arrangements de produits périssables (fleurs, fruits, légumes, gibier, poissons) très prisés par les peintres des écoles flamandes tels que Pieter Aertsen, Frans Snijders et Jan Fyt sont désignés sous le vocable de nature immobile (stilleven).

La nature morte est présente dans l’iconographie depuis la plus haute antiquité. En provenance des tombes de l’Egypte pharaonique, l’image du personnage masculin ou féminin assis devant une table d’offrandes regorgeant de victuailles (jarres à vin et à bière[i], pains, volailles, têtes de bétail, fruits…) est répétitive jusqu’à la redondance. Selon les conventions de l’art égyptien, les objets sont figurés avec contenu et contenant. Ils sont superposés, échelonnés et la réalité de l’objet est représentée sous l’angle le plus implicite, sans perspective. Le défunt apparaît en taille héroïque, comme un être ayant rejoint les dieux. C’est le fils aîné qui pratique le culte. Il tient un bouquet de lotus dirigé vers le défunt.

 

[i] Le vin et la bière (provoquant l’ivresse) occupent une place très importante. Etre ivre est un moyen de communiquer avec les dieux.

 

Scènes d’offrandes et scènes de banquet sont indissociables. Le banquet est en effet le lieu de rencontre et d’interaction entre les vivants et les morts. On y retrouve donc le défunt, la table d’offrandes et les convives parmi lesquels circulent des jeunes femmes nues offrant le collier végétal, des groupes de musiciennes et des danseuses nues – la nudité étant synonyme de corps parfait et de jeunesse éternelle dans ce contexte funéraire de renaissance/régénérescence (British Museum, Londres, Tombe de Nébamon).

Dans le Proche-Orient ancien, les scènes de banquet rituel  accompagné de musique sont récurrentes dès les Dynasties archaïques (2900-2340 av. J.-C.). Il en va de même chez les Grecs anciens (Paestum, Tombe du plongeur), les Etrusques (Tarquinia, Tombe des léopards) et les Romains. La grande peinture murale et sur panneau de bois n’est pas conservée pour l’antiquité grecque, mais elle est connue grâce aux sources littéraires et à la peinture sur vase qui y fait echo.

La tradition du banquet en position couchée apparaît à l’époque archaïque (600-480 av. J.-C.) et provient du Proche-Orient. Certaines formes de vases sont directement liées à la pratique du banquet : le cratère (vase pour mélanger le vin et l’eau), le kylix (coupe à boire peu profonde avec un pied), le canthare (vase à boire profond avec de hautes anses), l’œnochoé (vase pour servir) et l’hydrie (vase pour contenir l’eau). Ils sont abondamment représentés dans les scènes de banquet. S’y ajoute parfois la figuration de mets prêts à être consommés, comme une allusion épicurienne (Musée du Louvre, Paris, Banqueteur et musicienne).

A noter que la nature morte peut être un simple élément décoratif, comme dans la fresque du mur du fond de la maison di Venere à Pompéi qui met en scène une Vénus à la coquille (déesse tutélaire de Pompéi) flanquée de Mars (son parèdre) debout sur son socle, et d’un paysage avec une nature morte (vasque aux oiseaux).

L’art byzantin, qui privilégie le fond d’or, ne s’intéresse pas aux objets inanimés. Il faut attendre  les premiers frémissements de la Renaissance en Italie au Trecento (Giotto di Bondone, son élève Taddeo Gaddi et les peintres de l’Ecole siennoise tels que Pietro et Ambrogio Lorenzetti et Simone Martini), pour revoir des objets dans les compositions picturales (Musée des Offices, Florence, l’Annonciation, Simone Martini).

 

Les Primitifs flamands du XVe siècle ont également ce souci du réalisme. Ainsi, Jan Van Eyck introduit des petits éléments de nature morte (lys[i], fiole, livres) dans la scène de l’Annonciation du polyptyque de l’Agneau mystique (Saint-Bavon, Gand). On retrouve la présence des lys et de la fiole dans la partie centrale du triptyque de l’Annonciation de Rogier van der Weyden (Louvre, Paris). De même, dans le triptyque de l’Adoration des bergers de Tomaso Portinari (Offices, Florence), Hugo van der Goes ajoute à l’avant-plan des fleurs dans des vases transparents ou en céramique. Jan Van Eyck fait la part belle aux objets (lit à baldaquin, lustre, miroir, fruits exotiques) lorsqu’il représente Les époux Arnolfini (National Gallery, Londres) dans ce qui apparaît comme une chambre nuptiale ou une pièce d’apparat. Pourtant, ces objets dans leur ensemble ne sont pas figurés pour leur existence propre, mais plutôt pour ce qu'ils symbolisent : pureté dans le cas des lys de l’Annonciation, richesse pour les articles de luxe des époux Arnolfini.

 

[i] Dans les scènes d’Annonciation, l’ange porte généralement une branche de lys, emblème de pureté, de blancheur.

 

Le XVIe siècle est le grand siècle de l’humanisme et le thème de l’intellectuel au travail y est largement plébiscité (Musée des Beaux-Arts Bruxelles, Portrait du médecin Joris van Zelle, Bernard van Orley). Parmi les nombreux portraits célèbres ou anonymes, on épinglera ceux d’Erasme de Rotterdam représenté dans son cabinet de travail avec ses instruments (livres, carte géographique) par Quentin Metsys (Musée national d’Art ancien du palais Barberini, Rome) ou par Hans Holbein le Jeune (Longford Castle Collection, en prêt à la National Gallery, Londres). Mais l’œuvre picturale la plus emblématique de cette période, également due au pinceau de Hans Holbein le Jeune, est sans conteste Les Ambassadeurs (National Gallery, Londres) représentant deux ambassadeurs français envoyés à Londres par François Ier, identifiés à Jean de Dinteville (ambassadeur temporel) et Georges de Selves (ambassadeur spirituel). En effet, les objets « mis en scène » autour de ces personnages érudits ont trait aux quatre sciences se rattachant à l’éducation humaniste : l’arithmétique (1), la géométrie (2), la musique (3) et l’astronomie (4)[i].

 

[i] (1) Un livre d’arithmétique ; (2) un globe terrestre avec les indications géopolitiques ad-hoc : le méridien choisi arbitrairement pour partager le monde entre l’Espagne et le Portugal, la circumnavigation de Magellan, le Nouveau Monde et l’Antarctique ; une équerre et un compas ; (3) un luth, 4 flûtes et un livre de musique ; (4) une sphère céleste montrant les constellations ; deux cadrans solaires; un quadrant (utilisé pour calculer la position d’un navire par rapport à celle des étoiles) ; un turquet (utilisé pour mesurer la position des planètes) ; un astrolabe (utilisé pour observer la position des astres et déterminer leur hauteur au-dessus de l’horizon).

 

Autre thème revisité par les peintres de la Renaissance tardive, celui de la vanité, illustré dès l’antiquité par des scènes de parure. Cette vanité peut prendre deux aspects, l’un justement figuré par une jeune femme à sa toilette et symbolisé par le miroir à l’instar de la Vénus au miroir de Titien (National Gallery of Art, Washington) – la beauté féminine étant considérée comme une chose fugace et fragile (Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid, La toilette de Vénus, Pierre-Paul Rubens) – l’autre macabre représenté par un crâne décharné à l’exemple de l’anamorphose représentant un crâne de vanité dans Les Ambassadeurs de Hans Holbein. Dans les deux cas, le message est identique : c’est le rappel douloureux de la temporalité des choses.

En liant directement la personne humaine à la nature morte, le maniériste Giuseppe Arcimboldo qui s’est fait une spécialité des « têtes composites » symbolisant notamment les saisons ou les métiers, met précisément l’accent sur la fragilité de la vie. Cela donne de virevoltants assemblages de produits de la mer (poissons, crustacés) ou de la terre (fruits, légumes, fleurs, racines) dont naît un buste. Nonobstant son côté novateur (et un tantinet provocateur comme lorsqu’il représente l’empereur Rodolphe II déguisé en Vertumne), Arcimboldo s’inscrit bel et bien dans la tradition des masques bachiques formés de feuilles de vigne et de raisin.

 

L’image de Bacchus et de ses attributs végétaux se décline dans l’œuvre de jeunesse du Caravage sous les traits du Jeune Bacchus malade (Galerie Borghèse, Rome) ou du Bacchus adolescent (Offices, Florence). Point commun : les fruits gâtés – référence à l’éphémère – que l’on retrouve dans le Garçon à la corbeille de fruits (Galerie Borghèse, Rome) et dans la Corbeille de fruits (Pinacothèque Ambrosienne, Milan). Comme dans les scènes de vanité, on a chez ces personnages androgynes associés à la nature morte l’illustration du thème de la beauté juvénile éphémère. Dans le cas de la Corbeille de fruits, on se retrouve face à une nature morte sans personnage, donc sujet à part entière, ce que conforte encore l’emploi d’un fond doré, neutre. La nature morte en tant que thème comporte des éléments latéraux qui dénotent la fragilité, la fugacité de ces produits, leur côté éphémère. Ainsi, les fruits tachés, tavelés de la corbeille de la Pinacothèque Ambrosienne (peinte vers 1593-1594) font prendre conscience que la mort chemine. Il faut y voir un rappel de la présence, à côté de la vie, d’un principe mortel et de la temporalité des choses. Il n’y a pas de représentation humaine dans la nature morte quand elle est le sujet à part entière. Pourtant la présence humaine est dite de façon allusive, les objets ayant été disposés par quelqu’un ou pour quelqu’un. Ces objets ont un statut métaphorique/symbolique : c’est l’obsession du temps qui passe et nous destine, infortunés mortels, à la finalité ultime. La nature morte est récurrente dans le corpus du Caravage, parfois insérée dans de plus vastes compositions, comme dans le Joueur de luth (Ermitage, Saint-Pétersbourg) qui, sur le thème de la musique, exalte une fois encore la beauté de l’éphèbe dans un décor de fleurs, fruits, légumes, violon et partitions.

L’émergence de la nature morte – principales écoles et principaux artistes

 

En Italie, le Caravage établit sa réputation à Rome au cours de la dernière décennie du XVIe siècle. C’est sous son impulsion que se développe la nature morte en tant que genre. Des représentants des écoles flamandes – et non les moindres puisqu’il s’agit de Jan Bruegel l’Ancien et de Pierre-Paul Rubens – sont en même temps en Italie et à Rome. Quelques années plus tôt, Annibal Carrache y a peint Le mangeur de fèves (Galerie Colonna, Rome) représentant un paysan assis à une table bien garnie de natures mortes en train d’avaler avec appétit un bol de haricots blancs. Vers 1600 est également actif à Rome un peintre spécialisé dans les thèmes floraux auquel on a attribué le nom de convention de Maître de la nature morte de Hartford. Plus au sud, l’école napolitaine réunit notamment Salvator Rosa, Giovanni Battista Ruoppolo et Giuseppe Recco. Elle se caractérise par des arrangements de fruits fragiles, de poissons et de crustacés figurés ouverts. A Bergame, Evaristo Baschenis  s’est fait une spécialité des mises en scène d’instruments de musique posés à l’envers… donnant impression que les musiciens se sont absentés juste un petit moment et que la musique est sur le point de reprendre.

 

Au Nord des Alpes dominent les écoles flamandes dont les chefs de file sont Jan Bruegel l’Ancien, Pierre-Paul Rubens, Frans Snijders et Jan Fyt. Abondance et profusion sont les maîtres mots puisque ces peintres baroques ont un goût marqué pour les représentations de tables et d’étals débordant de victuailles périssables. Les précurseurs ont pour nom Pieter Aertsen et son élève Joachim Beuckelaer (Musée des Beaux-Arts Bruxelles, Etal de poissonnier, Frans Snijders).

 

Deux styles se dégagent de l’école hollandaise où la nature morte est un signe de surplus/de luxe. L’un tend vers le baroque (Abraham Van Beyeren, Jan Davidsz De Heem) et l’autre vers le classicisme (Willem Claesz Heda, Pieter Claesz, Willem Kalf). Couleurs, profusion, instabilité et désordre caractérisent le premier style tandis que le second style privilégie la ligne claire et l’harmonie.

Sobriété et rigueur encore plus grandes du côté du siècle d’or espagnol avec Francisco de Zurbarán et Sanchez Cotán. On est aux antipodes du désordre et de la profusion « à la flamande ».

En France, on épinglera Lubin Baugin, qui débute son œuvre par une période de natures mortes, et l’Ecole de Fontainebleau (François Clouet, Jean Cousin, Toussaint Dubreuil et divers anonymes) qui s’intéresse beaucoup au thème de la vanité avec la représentation de femmes à leur toilette.

 

La nature morte en tant que genre n’émerge donc pas du néant. L’objet réapparait d’abord timidement à la Renaissance dans les compositions picturales pour ensuite prendre de plus en plus d’importance… au point de voler la vedette au personnage puis de s’en affranchir complètement.

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