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L'art de très près

L'art de très près

Chefs-d'oeuvre sous la loupe


Apollon & Daphné, Pluton & Proserpine : deux groupes statuaires entre maniérisme finissant et baroque naissant

Publié par Patricia Schepers sur 10 Février 2015, 17:50pm

Artiste aux plus éclatantes réussites en matière de sculpture baroque et aussi le plus représentatif de ce mouvement, Gian Lorenzo Bernini dit le Bernin (1598-1680) a influencé son époque et tous ses successeurs jusqu’au 19e siècle.

Installé à Rome avec son père Pietro Bernini depuis 1606, il travaille jusqu’en 1624 pour la famille de Camillo Borghèse (Paul V, 1605-1621). L’année 1623 voit l’avènement de Maffeo Barberini (Urbain VIII, 1623-1644) issu d’une autre famille romaine puissante. C’est dans ce contexte que sont produits deux chefs-d’œuvre conservés à la Galerie Borghèse dans lesquels s’expriment pleinement le sens et la réalité des émotions et qui illustrent en particulier la transition entre maniérisme[i] finissant et baroque[ii] naissant : Apollon & Daphné (1622-1623 env., marbre, haut. 243 cm) et Pluton & Proserpine (1621-1622 env., marbre, haut. 255 cm). Les deux thèmes sont empruntés à la littérature épique.

Apollon est issu des relations adultérines entre Jupiter/Zeus[iii] et Latone/Léto. C’est un dieu diurne/solaire, des arts, des pensées rationnelles, des frontières. Son lieu de culte principal est Delphes où la Pythie rend des oracles payables en nature. Daphné, nymphe de la montagne, prêtresse de la Terre-Mère et fille du dieu fleuve Pénée en Thessalie est dotée d’une très grande beauté. Intervient un troisième personnage : Eros, demi-dieu, fils de Vénus/Aphrodite, messager des deux Mondes et intermédiaire entre les dieux et les hommes. A l’instar d’Apollon dont il est le rival (tous deux sont archers), il incarne la beauté juvénile. Son nom désigne le désir sous toutes ses formes.

Pluton/Hadès est le dieu des Enfers, c’est-à-dire du monde souterrain. Proserpine/Perséphone c’est la Korê, la jeune fille par excellence. C’est aussi la fille de Cérès/Déméter, incarnation de l’antique déesse de la maternité et de la fécondité. Le cas Perséphone/Déméter est intimement lié aux mystères d’Eleusis[iv], un culte secret aussi fameux que l’oracle de Delphes.

Du texte fondateur…

L’histoire d’Apollon & Daphné est racontée par Ovide (43 av.-17 apr. J.-C.) dans le livre I des Métamorphoses (poème épique latin de près de 12 000 vers) et par Pausanias (2e s. apr. J.-C.) dans sa Description de la Grèce, VIII, 20, 1-4. Dans un esprit de vengeance, Eros a touché le cœur du dieu d’une flèche plantée d’or qui rend amoureux et celui de la nymphe d’une flèche plantée de plomb qui suscite le rejet. Sur le point d’être rattrapée à la course par Apollon fou de désir, Daphné implore son père de la transformer en laurier[v].

Dans la rencontre avortée d’Apollon et Daphné, c’est aussi le mythe platonicien de l’androgyne (sur le point d’être reconstitué mais interrompu au dernier moment) qui s’inscrit en filigrane. Le Banquet de Platon (428-348/347 av. J.-C.) met en scène le poète comique Aristophane qui fait le récit des origines de l’humanité. Au commencement, les humains sont double (à la fois homme et femme) et heureux, suscitant bientôt la jalousie des dieux. Zeus demande alors à Apollon de les couper en deux. Réduits à une moitié brisée cherchant l’autre moitié, les humains sont désormais malheureux et n’ont de cesse de retrouver leur unité perdue. Le mythe doit bien sûr être pris en tant que tel mais pose la vraie question, celle de l’origine de la passion amoureuse comme celle d’Apollon pour Daphné. Pourquoi cherche-t-on une unité perdue ?

Le rapt de Perséphone par Hadès (avec l’accord de Zeus) pendant qu’elle s’adonne à une cueillette de fleurs dans un endroit verdoyant de Grèce[vi] est relaté dans le premier chapitre de l’hymne homérique[vii] à Déméter (poème anonyme grec de 500 vers, écrit entre le 6e et le 4e s. av. J.-C.) et dans le livre V des Métamorphoses d’Ovide. Elle est littéralement avalée par la terre. C’est le porcher Eubouleus, témoin de l’événement et dont plusieurs porcs ont aussi été engloutis, qui informe Déméter du sort de sa fille, la trace de l’enlèvement ayant été masquée par des empreintes de porcs. Affolée, la déesse-mère va parcourir le monde à la recherche de sa progéniture. Venant de Crète, elle débarque à Toricos (Attique) puis arrive dans la région d’Athènes/Eleusis où elle s’engage comme nourrice. Or, Eleusis (située en face de la baie de Salamine) est une pomme de discorde en raison de ses terres noires et fertiles en plus d’être un lieu de pèlerinage. Déméter, après avoir découvert la complicité de Zeus dans l’enlèvement de sa fille, décide brutalement de priver la terre de sa fécondité. En fin de compte, un arrangement sera trouvé entre les dieux : Perséphone devra passer un quart de l’année dans le monde souterrain avec Hadès devenu entre-temps son époux et les trois autres quarts à la lumière du jour avec sa mère Déméter. Le second chapitre de l’hymne à Déméter narre les retrouvailles de la mère et de la fille.

…à la traduction plastique

A la base de l’œuvre du Bernin, on retrouve le texte d’Ovide (Métamorphoses, I, 548-556) quasi mot à mot. Apollon pose la main sur la hanche de Daphné au moment précis où la métamorphose s’accomplit. La course folle s’arrête. L’élan est brisé net. Une attention particulière est portée à la nature et à sa transformation. Les pieds de la nymphe se transforment en racines, ses cheveux et son bras gauche en frondaison. On assiste (comme Apollon, impuissant) à la poussée ascensionnelle et spiralée de l’écorce. Daphné, le regard tourné vers l’arrière, pousse un cri de stupeur en

sentant la main de son poursuivant et l’écorce en train de monter.

Le groupe Apollon & Daphné exerce sur le spectateur une séduction extraordinaire. On a la sensation de faire partie de l’œuvre, d’interagir avec elle. Elle illustre avec maestria l’association du mouvement et du geste, deux caractéristiques du baroque. S’y ajoutent la théâtralité (une sorte de dramatisation) et un érotisme bridé. Par certains critères pourtant, comme la ligne serpentine, la suggestion d’un déséquilibre ou encore l’esthétique de la torsion, l’œuvre se rattache encore très fort au courant maniériste. Ainsi, l’écorce du laurier s’enroule à la manière d’un serpent autour de Daphné. Brusquement stoppés dans leur course, le dieu et la nymphe sont comme privés de support, en équilibre précaire, ce qui se traduit notamment par une contraction des hanches et du dos. En dépit de l’élégante plastique des corps, la posture est assez inconfortable.

Une forte charge expressive et émotionnelle émane du groupe Pluton & Proserpine. On sent le mouvement, caractéristique numéro un du baroque, mais aussi les tensions adverses : celle de Proserpine qui tente de se libérer, celle de Pluton qui s’efforce de la retenir. Le baroque privilégiant les sujets violents et tourmentés, Proserpine pleure de vraies larmes tandis que les doigts de son ravisseur s’enfoncent profondément dans la chair tendre de sa hanche et de sa cuisse. Cerbère, le chien à trois têtes, veille… Les détails anatomiques des personnages sont rendus avec une précision chirurgicale par le Bernin qui associe l’idéalisation antique (c.-à-d. la représentation idéalisée de l’antiquité) et l’idéal de la nature (soit une représentation naturaliste) dans un équilibre parfait. Les corps sont tendus par l’effort mais en position très stable quoique animés d’un mouvement généralisé vers le haut.

En sculpture baroque, la représentation humaine domine toujours et les personnages sont tous apparentés dans la manière de les représenter (même traduction des caractères individuels et des sentiments). Ce qui diffère, ce sont les styles, les compositions et les sujets. Lorsqu’elle est isolée, la représentation humaine a toujours un rapport avec le spectateur. A l’inverse, en sculpture maniériste, on a du mal à se positionner par rapport à elle.

La différence essentielle entre les deux groupes statuaires réside dans l’effet de spirale. Il apparaît seulement en pointillé pour Apollon & Daphné où on a l’impression d’un enroulement ascensionnel autour d’un motif axial cylindrique central. C’est l’effet liseron propre au maniérisme. Il est beaucoup plus en profondeur pour Pluton & Proserpine où on a l’illusion d’un envahissement circulaire et spiralé de l’espace. Le baroque est là.

Bibliographie sélective

Fagiolo (Maurizio), Le Bernin, 1998

Graves (Robert), Les mythes grecs, 1984, p. 33, 36-39

Somville (Pierre), Etudes grecques, 1990, p. 131-134

Wittkower (Rudolf), Bernin, le sculpteur du baroque romain, 2005

[i] Dernière manifestation de la Renaissance italienne, le maniérisme apparaît au tournant des années 1525/30 et se développe pendant la seconde moitié du 16e siècle. Il se caractérise par une virtuosité technique et une volonté de surprendre de la part des artistes.

[ii] Le baroque (1600-1750 env.) se rattache au courant maniériste de la Renaissance et est issu de la Contre-Réforme. Les initiateurs sont les papes du 17e siècle, essentiellement Paul V (Borghèse), Grégoire XV (Ludovisi), Urbain VIII (Barberini), Innocent X (Pamphili) et Alexandre VII (Chigi). C’est la réponse catholique à la Réforme protestante.

[iii] Equivalents par syncrétisme.

[iv] Le culte remonte au Néolithique et dure jusqu’à la fin de l’empire romain. Une neuvaine (sorte de parcours avec des arrêts) a lieu le long de la voie sacrée entre Athènes et Eleusis, précédant un rituel. La neuvaine d’Eleusis agit comme une espèce d’ « assurance au-delà ». Elle délivre de la peur de la mort. On se sent régénéré.

[v] Le laurier (un des emblèmes des Barberini) fait allusion à Urbain VIII.

[vi] Dans la tradition latine, la légende de l’enlèvement de Proserpine se localise en Sicile ou dans le Sud de l’Italie et non plus en Grèce.

[vii] Rédigé en ionien selon la forme poétique propre à Homère.

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