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L'art de très près

L'art de très près

Chefs-d'oeuvre sous la loupe


Jan Massys et la célébration du corps féminin

Publié par Patricia Schepers sur 27 Août 2023, 14:26pm

Jan Massys (c. 1510-1575) n’est autre que le fils de Quentin Metsys (1466-1530), un des représentants les plus fameux de la génération de peintres qui suit celle des Primitifs flamands. Formé dans l’atelier de son père en même temps que son frère Cornelis, il est admis à la guilde de Saint-Luc d’Anvers en 1531. Il quitte la ville la même année pour n’y revenir qu’en 1536. Impossible de retracer son parcours mais le voyage en Italie fait partie des incontournables pour un peintre de la Renaissance ; du reste, son père n’y a pas dérogé durant la première décennie du 16e siècle (Venise et Milan, où il s’intéresse surtout à l’art de Léonard de Vinci). En 1538, il épouse Anna van Tuylt qui lui donnera trois enfants. En raison de ses liens avec les Loïstes, une secte libertine, il est banni d’Anvers en 1544. Deux œuvres portant une signature et la date de 1552 attestent qu’il est actif à Gênes. Certaines de ses œuvres à la féminité omniprésente semblent montrer l’influence de l’Ecole de Fontainebleau – art de cour gracieux, charmant, maniériste. Le maniérisme italien s’exporte en France vers le milieu du 16e siècle sous l’impulsion d’artistes tels que Benvenuto Cellini, Rosso Fiorentino, Le Primatice et Niccolò dell'Abbate qui viennent travailler à la cour de François 1er. En peinture, les maniéristes français reprennent aux Italiens l’élongation des corps, la géométrisation, la structure linéaire d’enroulement, les audacieux rapprochements de coloris (couleurs très travaillées), l’originalité des sujets (surprenants, provocateurs) mais se singularisent par l’inattendu de certaines représentations : allégories froides, personnages féminins à la toilette (torse dénudé), sujets bibliques ou antiques adaptés au sens nordique de la Weltlandschaft (littéralement « paysage-monde »)[1]. Après une première tentative de retour infructueuse en 1551, Jan Massys obtient enfin l’autorisation de revenir à Anvers en 1554. Avant la fin de 1555, il est de retour auprès de sa famille et reçoit dans la foulée diverses commandes émanant du conseil municipal. Les travaux qui en découlent disparaîtront cependant lors de la furie iconoclaste.

Le corpus très homogène que nous nous proposons d’examiner ici est caractéristique de la maturité du peintre, les œuvres étant datées entre 1559 et 1567. On y retrouve essentiellement des thèmes sacrés et inspirés de l’antiquité traités de manière profane. La volonté d’érotisme est bien présente : paganisation du corps féminin et manière subtile dont la nudité est accentuée par des voiles transparents et des parures[2]. Mais le rattachement à l’Ecole de Fontainebleau est discutable car il n’y a pas de preuve que Jan Massys y a été actif. Du reste, il se démarque des nombreux artistes gravitant autour de cette école car il est moins maniériste. Ainsi, il montre peu d’intérêt pour les détails architecturaux fantaisistes. Ses paysages sont réalistes et l’architecture est assez bien proportionnée. Malgré le fort pouvoir de suggestion érotique, il n’y a rien de provoquant dans ses nus féminins où la sensualité domine. Les carnations sont pâles mais pas trop blanches. Pas d’élongation des silhouettes, ni d’enroulement vertical. Pas d’allégories froides. Pas davantage d’effet de surprise. Ce qui frappe d’emblée, c’est l’esthétique italianisante et antiquisante. Donc, l’Italie d’abord (encore que les influences traversent les Alpes dans les deux sens). Mais le parcours professionnel de ce peintre flamand a pu aussi le mener en Allemagne ou dans les Pays-Bas du Nord, poussé peut-être par des sympathies envers la Réforme ou grâce au réseau de relations tissé par son père[3]. Il incarne en tout cas une autre tendance, longtemps mal aimée et souvent décriée, de la peinture flamande du 16e siècle.

Quant aux commanditaires, ils sont peut-être à rechercher parmi les grands marchands génois installés à Anvers (Spinola, Grimaldi, Pallavicini…). Au début du 16e siècle, le centre de gravité du commerce s’est en effet déplacé vers l’océan Atlantique avec le développement de grands ports sur la façade atlantique où se multiplient les banques et où apparaissent des bourses pour échanger les denrées coloniales. Anvers, avec l’arrivée du diamant et l’immigration due à la Réforme, a supplanté Bruges qui s’ensable et les grands ports italiens perdent de leur prestige.

 

[1] Il s’agit d’un paysage composite, c.-à-d. un paysage panoramique imaginaire, une espèce de montage de différentes réalités géographiques. On module sur le gris/vert et les tonalités plombées.

[2] Colliers, bracelets, boucles d’oreilles, ornements de cheveux… Ces informations sont utiles pour la connaissance de la mode féminine de l’époque.

[3] Outre son amitié avec Joachim Patenier, Quentin Metsys a été en relation avec Hans Holbein le Jeune, Lucas de Leyde, Albrecht Dürer ainsi qu’avec les humanistes Erasme de Rotterdam et Thomas More.

Flora (1559) [huile sur panneau, Hamburger Kunsthalle]

Le torse à peine couvert d’un voile transparent, la jeune femme assise sur un banc de pierre dans le jardin d’une villa orné de sculptures et de mascarons évoquant l’antiquité romaine apparaît comme une combinaison de Flora/Vénus, déesse du printemps/déesse de l’amour. Elle tient un bouquet de fleurs composé de soucis et d’œillets dont elle brandit trois brins de différentes couleurs. On pourrait donc aussi y voir une allégorie de l’odorat. Le choix des couleurs n’est pas anodin, le rouge évoquant le salut/la fidélité, le blanc la pureté. La nature morte[1] souligne le caractère transitoire de la vie. L’œillet symbolise la beauté humaine éphémère. Les deux paons font référence au cycle de vie : naissance, mort, renaissance. À l’arrière-plan se déploie une vue très reconnaissable d’Anvers. Au plan moyen : un paysage de la campagne flamande qui n’est pas sans évoquer ceux de Pieter Bruegel l’Ancien, inscrit à la guilde de Saint-Luc d’Anvers depuis 1551, et dont l’activité est centrée sur le paysage avant 1559. Faut-il pour autant envisager une collaboration de Jan Massys avec un paysagiste ? Il y a des précédents, à l’exemple de Tentation de saint Antoine (conservé au musée du Prado à Madrid) dont le paysage composite est de Joachim Patenier alors que les personnages sont peints par Quentin Metsys. Ici, on est dans un paysage bien réel.

 

[1] À savoir la représentation d’êtres ou d’objets inanimés.

Judith tenant la tête d’Holopherne (c. 1560) [huile sur panneau, Musée royal des Beaux-Arts, Anvers]

Il s’agit ici du siège de Béthulie par les armées de Nabuchodonosor (désigné comme le « roi des Assyriens »). La patriote Judith entre dans les bonnes grâces du général en chef Holopherne en lui offrant son aide pour conquérir la ville. Elle se rend dans le camp de celui-ci et, quatre nuits plus tard, profite de son ivresse pour le décapiter. Jan Massys choisit de nous montrer le moment où Judith s’apprête à quitter le camp « assyrien » avec la tête d’Holopherne pour la ramener à Béthulie. Il n’opte pas pour la théâtralisation. Ainsi, le sang ne gicle pas de manière rectiligne. Cependant la contraction des sourcils d’Holopherne, signe de souffrance, est bien notable – ce qui induit que le peintre a déjà assisté à des exécutions capitales. À noter : le camp (à l’aube) intégré dans une veduta à l’équerre importée de la Renaissance italienne, la silhouette sinueuse de Judith et son éblouissante carnation se détachant sur un fond plus sombre – ici, une tenture – à l’instar des héroïnes bibliques de Lucas Cranach l’Ancien. À l’arrière-plan, on reconnaît la ville d’Anvers.

Epilogue – Ce haut fait de Judith aura pour effet de sauver Jérusalem de la destruction totale.

Vénus Cythère (1561) [huile sur chêne, Nationalmuseum, Stockholm]

Nue à l’exception d’un voile transparent noué à la taille, Vénus est à demi allongée sur une terrasse surplombant un jardin en dénivelé où se promène un paon. Elle est dans un espace clos/sacré. C’est une déesse. À côté d’elle, un vase rempli de fleurs (incluant des soucis et des œillets) dont elle a prélevé quelques brins qu’elle tient délicatement entre les doigts. Un oiseau s’est posé sur la balustrade. On distingue des personnages au pied de l’escalier. C’est le monde profane. Outre la nature morte, le décor est antiquisant : marbres alternés, bassin d’agrément avec jet d’eau, coupole, statue dans une niche, médaillons, balustres… Au plan moyen, on reconnaît le port, les fortifications et la ville de Gênes alors qu’à l’arrière-plan, on aperçoit un paysage plus escarpé.

David & Bethsabée (1562) [huile sur panneau, Musée du Louvre, Paris]

Il est question ici de l’adultère commis par le roi David avec Bethsabée, l’épouse d’un officier hittite. Le choix de Jan Massys est de nous montrer le roi David observant, depuis une terrasse de son palais, Bethsabée à sa toilette entourée de servantes habillées à la mode[1] du milieu du 16e siècle. La désirant, il l’envoie chercher par un serviteur vêtu à l’antique. Le décor n’a rien à voir avec l’époque du roi David puisque la scène se déroule sur une terrasse surplombant un paysage urbain à la végétation méditerranéenne. On a là un exemple de l’architecture (édifices publics, maisons) d’une cité d’inspiration italienne à l’époque du peintre. Un paon s’est posé sur le muret, d’autres déambulent dans le jardin en contrebas. La présence de chiens symbolisant la fidélité a une connotation matrimoniale. Le lévrier est un animal de luxe correspondant à un certain statut social. L’épagneul nain est un chien de compagnie. La nature morte (cruche, cuvette) est également un signe de surplus/de luxe. à épingler : le petit page à la frimousse espiègle, seule personnage qui interpelle le regard du spectateur.

Epilogue – Pour se débarrasser de son rival, David l’enverra au combat où il sera tué. Il épousera Bethsabée qui lui donnera un premier fils que Dieu fera mourir. Bethsabée donnera plus tard naissance à Salomon.

 

[1] Ces éléments sont utiles pour la connaissance de l’habillement féminin (textiles et couleurs) à l’époque du peintre.

Loth et ses filles (1565) [huile sur chêne, Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles]

Après la destruction de Sodome et Gomorrhe par le soufre et le feu[1] pour punir les humains pervertis (faisant écho au déluge universel où tous doivent mourir sauf un seul), Loth et ses deux filles trouvent refuge dans une grotte. Craignant de ne pas trouver d’époux, les jeunes femmes enivrent leur père et font en sorte qu’il ait un rapport sexuel avec elles. La nature morte (plat de fruits, coupe à boire) symbolise le temps qui passe, d’où l’idée de passage, de fugacité, de fragilité. Jan Massys utilise un raccourci pour narrer à la fois les causes et les conséquences de la calamité. En effet, le désastre naturel fait suite à l’arrivée à Sodome de deux étrangers – il s’agit en fait d’êtres surnaturels – auxquels Loth offre l’hospitalité alors que toute la population mâle de la ville exige qu’ils leur soient livrés pour en « abuser ». Ils apparaissent dans un paysage apocalyptique sous l’aspect d’anges aux tonalités plombées. Et il en est de même pour la femme de Loth, changée en statue de sel[2] pour s’être retournée alors qu’elle fuit Sodome. Ici, on est dans un paysage qui semble imaginaire. Mais, à y regarder de plus près, il s’agit d’un estuaire (celui du port d’Anvers ?). Au plan moyen, on distingue une architecture urbaine (la ville d’Anvers ?) avec des fortifications.

Epilogue – Chacune des filles de Loth concevra un fils.

 

[1] On a là une référence à un cataclysme naturel survenu en des temps très anciens au sud de la mer Morte – et sans doute resté dans la mémoire collective. En témoignent des traces d’importants dépôts de soufre et d’asphalte qui auraient pu prendre feu et exploser lors d’un séisme.

[2] On peut encore observer des formations de roche saline évoquant la forme d’une silhouette humaine voûtée dans la région de la mer Morte, comme un rappel de ce triste sort.

Suzanne et les vieillards (1567) [huile sur chêne, Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles]

à la Renaissance, les artistes donnent une version plus réaliste de scènes traitées précédemment avec pudeur. Jan Massys illustre le moment où deux vieillards lubriques épient Suzanne (et ses compagnes) à sa toilette. On retrouve ici le thème de la vanité représenté par une jeune personne à sa toilette – la beauté féminine étant considérée comme une chose fugace et fragile. La scène se déroule sur une terrasse ou dans un jardin au cadre architectural antiquisant (présence de bas-reliefs, de mascarons). Il n’y manque ni le paon, ni les œillets, ni la nature morte (œnochoé). À l’arrière-plan, on distingue un paysage urbain (peut-être la ville de Gênes) avec d’autres éléments évoquant l’antiquité romaine (statues dans des niches) et une végétation méditerranéenne. À noter une belle illustration de la perspective aérienne (lointain extrêmement éclairci).

Epilogue – Voyant contrarié leur désir, les deux vieillards traîneront Suzanne devant un tribunal en l’accusant d’adultère. Elle sera condamnée à mort mais le prophète Daniel parviendra à les convaincre de faux témoignage de sorte que ce sont eux qui seront mis à mort.

Sous le couvert de sujets bibliques ou mythologiques, c’est l’obsession du temps qui passe qui revient comme un leitmotiv – et donc qui semble être au centre des préoccupations du peintre et/ou de son commanditaire. Ainsi, les natures mortes ont un statut métaphorique. C’est un rappel de la présence, à côté de la vie, d’un principe mortel et de la temporalité des choses. Leur abondance a un côté rassurant. Et c’est là tout le paradoxe.

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