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L'art de très près

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Chefs-d'oeuvre sous la loupe


Statuettes composites de l’Iran ancien – Quelle interprétation pour les « Balafrés » ?

Publié par Patricia Schepers sur 22 Septembre 2019, 18:03pm

Catégories : #Archéologie

Les « Balafrés » abusivement (?) associés aux « Princesses de Bactriane » ont une origine incertaine. Mais leurs affinités avec les personnages mixtes ou déguisés figurés sur les artéfacts en chlorite provenant de la région du Halil Roud suggèrent une nouvelle piste, celle d’entités suprahumaines dont il faut se concilier les faveurs pour qu’elles soient protectrices et non maléfiques.

 

L’hypothèse de H.-P. Francfort (1994)[1], selon laquelle les « Balafrés », avatars des dragons-serpents, seraient le correspondant masculin des « Princesses de Bactriane » – comparables par les matériaux (chlorite et calcite) et la technique de sculpture –, est généralement acceptée[2] même si certaines voix discordantes [P. Amiet[3]] font remarquer que ces statuettes n’ont jamais été mises au jour ensemble ni même dans des contextes semblables et qu’il convient donc de les dissocier.

Le corpus des « Balafrés » est très restreint puisqu’il se compose de seize statuettes, la plupart étant d’ailleurs incomplètes[4]. Leur provenance est incertaine puisqu’elle ne repose que sur des on-dit. En effet, les six premières statuettes auraient été trouvées presque toutes en même temps (par un paysan iranien qui cultivait son champ) dans un village situé à quelques dizaines de kilomètres au sud-est de Chiraz dans le Fars. Quatre sont entrées en 1961 dans la Collection Foroughi[5], une dans celle d’Azizbeghlou et une au Louvre[6]. Elles sont datées de la fin du IIIe ou du début du IIe millénaire av. J.-C. Les autres statuettes sont apparues sur le marché de l’art au cours des décennies suivantes. Leur origine est tout aussi aléatoire (le n° 11 proviendrait de Mazar i-Sharif et le n° 16 proviendrait de Bactriane) et leur traçabilité souvent douteuse.

La Bactriane (actuels Afghanistan, Tadjikistan, Ouzbékistan) et la Margiane (actuel Turkménistan) ont livré quelque soixante-dix statuettes de « Princesses » dont seulement onze en fouilles (Gonur Depe et Togolok) – la majorité en contexte funéraire (tombes d’élite) et une seule en contexte d’habitat (palais). Ce ne sont pas des ex-voto car elles n’ont pas d’équivalent masculin. Leur fourchette chronologique se situe entre les deux empires, celui d’Akkad/Agadé (2350-2200 av. J.-C.) et celui d’Hammourabi (1792-1750 av. J.-C).

 

[1] FRANCFORT Henri-Paul, « La civilisation de l’Oxus, une zone marginale des civilisations du Proche-Orient ? », Grand Atlas de l’Art, Paris, 1993, p. 112

[2] Avec des variantes – A. Benoit (2012) y voit un monstre ophidien, incarnant les forces négatives du monde chtonien, dominé et réduit au silence par la Grande Déesse de la Civilisation de l’Oxus. Benzel (2010) opte pour un personnage monstrueux dont les pouvoirs ne sont plus opérationnels, réduit au silence et tué rituellement.

[3] P. Amiet (1998) propose un géant au faciès bestial, sorte de  Humbaba, le monstre de la forêt de cèdres de l’Epopée de Gilgamesh dont la version écrite la plus ancienne (en akkadien) remonte au XVIIIe s. av. J.-C.
A. Parrot/R. Ghirshman (1963) évoquaient déjà un héros mythologique familier avec les animaux, comme par exemple Enkidu, l’homme sauvage velu de l’Epopée de Gilgamesh qui galope dans la steppe avec les bêtes.

[4] N° 1 (anc. Collection Foroughi) : calcaire blanc (couvre-chef), pierre gris-noir (buste, bras, jambes), rondelles de pierres rouges et noires (jupon) avec de très minces feuilles d’or encastrées dans les interstices entre les disques, yeux incrustés de mica – H : 11,5 cm ;

N° 2 (Metropolitan Museum of Art, 2009, anc. Collection Azizbeghlou) : chlorite, calcite, or et fer météoritique. Jupon strié de gouttières verticales parallèles incrustées de minces feuilles d’or, incision formant un cercle autour de la tête (serre-tête) – H : 11,5 cm ;

N° 3 (Museum für Vor – und Frühgeschichte, Staatlische Museum, Berlin, anc. Collection Foroughi) : pierre noire dure, yeux et lèvres jadis incrustées, cheveux serrés dans un bandeau circulaire (fer météoritique) fixé à l’aide d’une goupille de fer – H : 4,6 cm (incomplète) ;

N° 4 (Collection privée/vente Christie’s juin 2000, anc. Collection Foroughi) : pierre noire dure (chlorite), balafre incrustée de pierre blanche, deuxième balafre (plus large et moins longue) dont l’incrustation a disparu, lèvres percées au milieu jadis incrustées, corps lisse. Personnage tenant une sorte de coffret ou un récipient rectangulaire. – H : 9,8 cm (incomplète) ;

N° 5 (Collection privée, anc. Collection Foroughi) : bloc de pierre grise dure. Personnage représenté nu, parties génitales incrustées. Les oreilles et les pieds fendus en deux (traités comme un ongulé) ne sont pas humains – H : 11,8 cm ;

N° 6 (Musée du Louvre, 1961, AO 21104) : chlorite, calcite (pagne), fer météoritique (serre-tête), carbonate de calcium (œil, incrustation du percement de la lèvre inférieure). Petite cavité sur le front, destinée à accueillir des cornes. Barbe traitée en zigzag et coiffure arrondie dans le dos – H : 11,7 cm ;

N° 7 (Collection privée/vente Drouot novembre 2011) : chlorite, marbre de couleur, coquille (œil) – H : 13 cm ;

N° 8 (Aron Collection, Londres/acquis à Pescheteau-Badin, Paris mars 2013) : chlorite (kilt inclus). Très restaurée (poitrine, épaules, taille), la partie inférieure des jambes est perdue, l’œil droit est conservé (peut-être aussi le gauche). Le kilt est strié de gouttières verticales. La main gauche percée tenait un objet aujourd’hui disparu – H : 22,80 cm ;

N° 9 (Aron Collection, Londres) : chlorite (torse et jambes) et calcite (kilt). Cheveux pris dans un filet ou un serre-tête, œil incrusté (marbre ou calcite), barbe traitée en zigzag, pieds manquants, coiffure en V dans le dos, calot – H : 16,10 cm ;

N° 10 (Collection privée) : chlorite (torse et jambes) et calcaire rouge (kilt). Œil droit incrusté (coquille), coiffure en V dans le dos, barbe traitée en zigzag, pieds manquants – H : 18,30 cm ;

N° 11 (Collection privée) : chlorite (torse et jambes) et marbre blanc veiné (kilt) ; traces de pigment jaune sur le kilt. Œil droit conservé, coiffure en forme de V dans le dos, pieds manquants – H : 17 cm ;

N° 12 (Collection privée) : chlorite (torse, jambes et chaussures) et calcaire blanc (kilt), inclusions de mica. Œil droit incrusté, aspect reptilien de la barbe, cheveux pris dans un filet et un bandeau, coiffure en forme de V dans le dos. Les chaussures (de type « flâneur », sans attache/lacet, avec des nervures) forment un seul bloc avec les jambes – H : 20,4 cm ;

N° 13 (Collection privée ?/vente Sotheby juin 1999) : œil droit conservé, aspect reptilien de la barbe, pieds (rapportés) manquants ;

N° 14 (Collection privée ?/vente Sotheby juin 1999) : peut-être fabriquée d’une seule pièce (?), balafre incrustée, yeux perdus, aspect reptilien de la barbe, chaussures élaborées formant un seul bloc avec la jambe ;

N° 15 (Collection privée ?/exposé à la Galerie Kevorkian, Paris en septembre 2010 et à la Biennale des Antiquaires 2010) : chlorite calcite, fer. Œil droit conservé, main gauche percée, aspect reptilien de la barbe. Les chaussures (rapportées) sont en pierre blanche – H : 12 cm ;

N° 16 (Collection privée ?/in David Aaron Ancient Arts. Important Works from the Near East, 2013) : en 3 parties assemblées à l’aide de tenons et de mortaises, pieds (rapportés) manquants, yeux absents, balafre incrustée, aspect reptilien de la barbe, traces d’or dans les incisions du kilt.

[5] Confisquée en 1979, la collection d’art de Mohsen Foroughi (1907-1983) a été transférée au musée archéologique de Téhéran.

[6] GHIRSHMAN Roman, « Notes iraniennes XII. Statuettes élamites archaïques du Fars (Iran) », in Artibus Asiae, 26, 1963, pp. 151-160

Focus sur l’apparence et les matériaux

 

Les parties visibles du corps des « Balafrés » sont en chlorite alors que le vêtement est en calcite. L’apparence est celle d’un homme gras et musclé, d’un certain âge, au faciès bestial/brutal, vêtu d’une sorte de kilt ou de pagne. Les cheveux sont longs, ceints d’un bandeau et surmontés d’un calot ou d’un couvre-chef rapporté (perdu, sauf n° 1). Le torse et le dos sont modelés avec soin. La tête est posée sur les épaules sans cou. Une balafre (à l’origine incrustée ainsi que les yeux) traverse le visage du front à la barbe. Les lèvres sont percées de trous (en vue d’un scellement ?) et incrustées. Un bras enserre un objet[1] arrondi (sauf n° 4 et 5) tandis que l’autre bras est placé le long du corps (n° 2, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12) ou légèrement fléchi (n° 1 et 3). Divers matériaux sont utilisés pour les incrustations : or (kilt/pagne), mica (œil), coquille (œil), carbonate de calcium (œil et lèvres). R. Ghirshman fait remarquer que « les statuettes devaient être vues de tous les côtés car elles sont traitées de façon à être vues de face et de dos »[2].

Le vêtement des « Princesses » est en chlorite et les parties exposées du corps (tête et bras) sont en calcite blanche ou en calcaire et travaillées séparément. Lorsqu’il est conservé, le couvre-chef est en stéatite. La plupart des statuettes figurant des « Princesses » sont assez banales. Représentées le plus souvent assises, elles portent le kaunakès, une sorte de robe-manteau en peau de mouton. Seuls la tête et les bras émergent du vêtement. Le visage est schématique, sans doute peint à l’origine. Elles sont dépourvues d’incrustations. Quelques exemplaires, dont deux conservés au musée du Louvre (AO 22918, AO 31917) et une appartenant à la Collection Ligabue, sont néanmoins d’une facture exceptionnelle.

 

[1] L’objet arrondi (n° 1, 2, 3, 6 et 7) ou rectangulaire (n° 4) est le plus souvent interprété comme un vase. L’hypothèse d’un instrument de musique (tambourin) a néanmoins aussi été avancée [cf. A. Spycket, « La musique instrumentale mésopotamienne », Journal des savants, juillet-septembre 1972, p. 160, fig. 5]

[2] GHIRSHMAN Roman, op. cit. p. 159

Monstres recouverts d’écailles… ou couverts de poils ?

 

La théorie de H.-P. Francfort[1] repose à la fois sur l’utilisation inverse des matériaux chlorite/calcite dans les deux types de statuettes, sur leur appartenance à la Civilisation de l’Oxus (Bactriane/Margiane) – et de là leur lien avec la mythologie de l’Asie centrale – et sur l’aspect bosselé du corps des « Balafrés » qui évoque des écailles de serpent, d’où l’appellation dragon-serpent anthropomorphe. Selon ce postulat, les « Princesses » seraient des images de la divinité locale, la Grande-Déesse de l’eau, souvent représentée chevauchant un dragon ou associée à des félins[2]. La balafre serait le signe de la domination exercée par celle-ci sur le monstre afin de contrôler ses pouvoirs maléfiques, hypothèse renforcée par le scellement de la bouche.

Première constatation : les « Princesses de Bactriane » n’ont aucun attribut (animal, végétal ou symbole astral, voire tiare à cornes) qui permette de les identifier comme la représentation d’une divinité. Deuxième constatation : le dragon associé à la déesse de l’eau d’Asie centrale est zoomorphe. Quant à l’utilisation inverse des matériaux chlorite/calcite, la convention des chairs claires/blanches pour les femmes et foncées/brunes pour les hommes peut justifier une inversion des couleurs. Reste l’aspect « peau de serpent » du corps des « Balafrés » qui ferait d’eux une traduction anthropomorphe du dragon. Pour R. Ghirshman, « il ne s’agit pourtant pas d’écailles de serpent, ni de cuirasse, mais d’une représentation conventionnelle d’un corps velu (n° 1), d’un système pileux particulier, la barbe des deux autres statuettes (n° 2 et 3) étant traitée exactement de la même manière[3]. » En outre, les statuettes n° 4 et 5 sont totalement dépourvues de bossettes circulaires évoquant une peau de serpent.

 

[1] FRANCFORT Henri-Paul, op. cit.

[2] Par exemple : Sceau compartimenté en argent à décor ajouré : divinité féminine assise sur un dragon à corps de lion, recouvert d’écailles et unicorne [Paris, musée du Louvre, AO 30226].

Sceau compartimenté en argent : déesse ailée sur un dragon [musée national du Turkménistan].

Sceau en or : divinité féminine ailée et des lions [Suisse, Museum zu Allerheiligen, Eb 33345].

Leur datation se situe entre la fin du IIIe millénaire et le début du IIe millénaire av. J.-C.

[3] GHIRSHMAN Roman, op. cit. p. 152

« Princesses de Bactriane » ou « Gracieuses Mères élamites » ?

 

Les « Princesses de Bactriane », dont onze seulement ont pu fournir un contexte de trouvaille (Gonur apparaissant comme un foyer majeur de cette petite statuaire) ont de fortes affinités mésopotamiennes si l’on se réfère au port du kaunakès qui est archaïsant. Or des objets composites comparables ont été découverts beaucoup plus à l’ouest, telle la statuette en stéatite, calcaire et jaspe représentant une femme voilée assise provenant du palais G d’Ebla[1] (l’actuelle Tell Mardikh en Syrie) et datée de v. 2350-2250 av. J.-C., statuette pour laquelle une identité a même été proposée, celle de la reine Tabur-Damu d’Ebla. Le palais G d’Ebla a également livré des coiffures en stéatite et en calcaire. H.-P. Francfort y voit la preuve de rapports entre la Civilisation de l’Oxus (Bactriane/Margiane) et la Mésopotamie à l’époque d’Akkad/Agadé (2350-2200 av. J.-C.) [2]. Or, un fragment de coiffure en calcaire gris [Louvre, Sb 7293], daté de la fin du IIIe millénaire av. J.-C., de dimension comparable et analogue à celles d’Ebla, donc attribuable au même type de statuettes composites, a été mis au jour à Suse (Elam) dans l’actuel Khuzistan (sud-ouest de l’Iran). Partant du postulat que l’élite cosmopolite de Bactriane/Margiane, différente en cela de la population autochtone, a des affinités culturelles plutôt élamites – voire transélamites étant donné le lien culturel étroit entre le sud de l’Iran central et la culture élamite, cette culture s’étendant jusqu’à Kermanshah au nord et jusqu’à Chiraz à l’est –, P. Amiet suggère un « rapprochement des « Princesses de Bactriane » avec la « gracieuse Mère » (amma haštuk) citée par le sukkalmah Temti Agun. Une telle Mère pourrait avoir été adoptée [par cette élite cosmopolite de Bactriane/Margiane] pour protectrice des morts selon une interprétation archaïque du matriarcat élamite incarné par la sœur-épouse du roi d’Elam »[3].

 

[1] Datant du Bronze ancien et probablement incendié par Sargon d’Akkad (2334-2279 av. J.-C.) ou Naram-Sin (2254-2218 av. J.-C.).

[2] FRANCFORT Henri-Paul et TREMBLAY Xavier, « Marhaši et la Civilisation de l’Oxus ». Iraniqa Antiqua, 45 (2010) pp. 122-123

[3] AMIET Pierre, « Princesses de Bactriane ou « Gracieuses mères » trans-élamites ? », Revue d’assyriologie et d’archéologie orientale 2010/1 (Vol. 104) p. 3-7. DOI 103917/assy.104.0003

Héros avalé par un serpent

 

Une autre interprétation des « Balafrés » est celle proposée  par M. Vidale (2017)[1] qui y voit une préfiguration d’Indra. Ainsi, le Rig Veda Mahatharata, poème épique du XIIIe s. av. J.-C., décrit « l’avalement » d’Indra, littéralement dévoré puis régurgité par Vritra, le reptile sans épaules/le dragon qui a retenu les eaux de toutes ses forces et qui sera finalement tué par Indra et recouvert par les eaux en crue. L’interprétation de M. Vidale[2] se fonde donc également sur l’aspect reptilien du corps des « Balafrés ». Cependant il ne s’agirait pas ici de la peau du personnage – la face et les mains n’ayant pas d’écailles – mais des écailles du serpent pendant qu’il enveloppe le corps de sa victime. Le « Balafré » serait donc assimilé au héros souffrant en train d’être avalé par un serpent. Un parallèle est établi avec une statuette conservée à Venise (S. Lazzaro degli Armeni, v. 2300-1800 av. J.-C.) qui figure un personnage agenouillé dont la joue est striée de traits évoquant des balafres [lors de son combat avec le serpent, Indra est grièvement blessé au visage et sa bouche est arrachée], arborant la barbe traitée en zigzag/chevrons de certains « Balafrés » et portant un récipient arrondi sur le dos, en train d’être avalé par deux puissants reptiles. Or, chez les « Balafrés », le visage est bestial/brutal, la balafre traverse le visage du front à la barbe et le récipient est tenu de manière à ce que le liquide s’en écoule (à l’exception du n° 4). En outre, M. Vidale ne dit rien à propos du scellement de la bouche et laisse de côté la question de la présence de traces d’or et/ou de fer météoritique détectée sur certaines statuettes (n° 1, 2, 3, 6, 7, 16). Il épingle en revanche l’œil unique des « Balafrés », sorte de mutilation qui conférerait aux héros des pouvoirs suprahumains. En effet, l’œil gauche est systématiquement absent et seul l’œil droit est conservé sur certaines statuettes (n° 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13 et 15).

L’appartenance des « Balafrés » et des « Princesses » à la Civilisation de l’Oxus serait étayée par des matériaux de même provenance (extraits de formations géologiques et de mines similaires et contiguës) et par des similarités dans le rendu des coiffures, d’où le postulat de M. Vidale d’une origine commune, à savoir des tombes de Bactriane/Margiane ayant fait l’objet de pillages ou de fouilles clandestines. Ainsi les statuettes de « Balafrés » auraient été déposées dans ces tombes comme une image de force et de salvation/de fertilité renouvelée. Le problème est que les tombes (fouillées) de Gonur Depe et Togolok en Margiane n’ont livré aucune statuette de « Balafré ».

M. Vidale pointe également la ressemblance entre la lionne/démone debout de la Collection al-Sabah au Koweït [magnésite (torse et jambes) et chlorite (kilt et mains), H : 25 cm] qui porte un kilt identique à celui des « Balafrés » et dont les éléments (torse, kilt, jambes) sont assemblés comme chez les « Balafrés » à l’aide de tenons et de mortaises et la lionne/démone debout de l’Ancienne Collection Robin B. Martin, longtemps en prêt au Brooklyn Museum, aujourd’hui dans une Collection privée [magnésite ou calcite, H : 8,8 cm] dont le bas du corps plutôt humain a disparu à l’exception du joint de fixation des jambes en métal. Sur cette base, l’appartenance de la seconde statuette composite au Proto-Elamite et sa datation autour de 3000-2800 av. J.-C. seraient à reconsidérer pour coller à la fourchette chronologique des statuettes de Bactriane/Margiane. La ressemblance entre les deux lionnes/démones est en effet indéniable : mains jointes, yeux incrustés, stylisation de la musculature du dos et de la coiffure. Pourtant, si les membres inférieurs perdus de la seconde lionne/démone étaient en métal précieux (or ou argent), on est face à des statuettes composites de types différents. Les images, elles, circulent, grâce à la glyptique – à l’exemple d’un sceau provenant de Suse représentant un lion debout en train de marcher, daté v. 3000-2800 av. J.-C. et conservé au Musée du Louvre, Paris (AS235) – et le thème des animaux figurés dans des rôles humains est précisément caractéristique de la période Proto-Elamite – à l’exemple du taureau agenouillé portant un vase (argent, H : 16,3 cm), daté v. 3000-2800 av. J.-C. et conservé au Metropolitan Museum of Art, New York (réf. 66.173).

 

[1] VIDALE Massimo, Treasures from the Oxus, The Art and Civilization of Central Asiai, London & New York, 2017, p. 167-200

[2] VIDALE Massimo, op. cit.

Focus sur les parties manquantes des « Balafrés »

 

Ces statuettes composites sont fabriquées avec de petits éléments emboîtés à l’aide de tenons ou collés les uns aux autres avec du plâtre. A l’exception des statuettes n° 12 et 15, aucune n’a été retrouvée complète. Les statuettes n° 7, 9, 10, 11 et 12 sont assez peu différenciées, à l’exception de la barbe, soit traitée en zigzag (n° 7, 9, 10, 11), soit rendue par des bossettes (n° 12) et du bras qui enserre le récipient [le gauche pour les statuettes n° 7, 8, 10, 11 et le droit pour le n° 12]. Les mains des statuettes n° 1, 8, 15 et 16 sont percées pour recevoir un objet aujourd’hui disparu. Il pourrait s’agir d’un bâton ou d’une arme. La petite cavité sur le front du n° 6 est destinée à accueillir des cornes, également disparues. Faut-il y voir un avatar du taureau ou de son sacrificateur ? A l’exception du n° 1, tous les « Balafrés » qui en avaient un ont perdu leur couvre-chef dont la forme ne semble pas toujours avoir été la même. Les pieds (rapportés) sont perdus dans presque tous les cas sauf le n° 15 dont les chaussures (rapportées) sont en pierre blanche et le n° 5 dont les pieds fourchus ne sont pas ceux d’un être humain. Rien ne permet d’affirmer que d’autres statuettes de « Balafrés » n’étaient pas dotées de pieds humains mais rien ne permet non plus de l’infirmer. Le personnage mixte/hybride (mi-homme, mi-animal) est d’ailleurs typique du monde indo-européen (Iran, Anatolie), la partie inférieure du corps s’animalisant sous la forme taureau, lion, félin ou encore scorpion. L’aspect si particulier du corps des « Balafrés » pourrait également suggérer un personnage « paré/déguisé » portant la dépouille/la peau d’une bête, ce qui est généralement interprété comme une manière de s’approprier les qualités que l’on attribue à l’animal en question dans une sorte de fusion des espèces humaine et animale. Le fait est que l’intervention/l’intercession d’un pouvoir supérieur à celui de l’homme ordinaire peut s’avérer nécessaire dans certains cas ; interviennent alors des personnages suprahumains détenant certaines spécificités de l’animal qu’ils représentent, telles que la force, la puissance, voire même le pouvoir de vie ou de mort. Si les « Balafrés » entrent dans l’une ou l’autre de ces catégories de personnages, on comprend la nécessité de contrôler leurs pouvoirs en les défigurant et en les privant de la parole pour s’assurer qu’ils soient protecteurs et non maléfiques

Les pieds du n° 12 ne sont pas rapportés. Ses chaussures, qui forment un seul bloc avec les jambes, sont en chlorite alors que les éléments vestimentaires (kilt/couvre-chef) sont en pierre blanche chez les autres « Balafrés ». Fabriqué d’une seule pièce alors que les autres statuettes sont composites, le n° 14 est atypique et porte des chaussures élaborées. Le n° 16 se démarque également des autres « Balafrés » puisqu’il est assemblé à l’aide de tenons longs et de mortaises profondes. Les données relatives aux statuettes n° 13, 14, 15 et 16 sont cependant incomplètes et invérifiables étant donné qu’elles appartiennent à des collectionneurs privés et sont d’origine inconnue.

Quelle provenance pour les « Balafrés » ?

 

Six statuettes de « Balafrés » sont censées avoir été découvertes dans le Fars, ce qui correspond à ce que P. Amiet nomme la civilisation transélamite. Outre la civilisation de l’Oxus déjà évoquée (dont proviendraient selon d’autres on-dit les statuettes n° 11 et 16), l’Iran oriental est également mentionné comme un foyer de production potentiel de ces statuettes composites [à épingler un fragment de torse masculin en chlorite (H : 12 cm) provenant de Tepe Yahya IVB (v. 2400-2100 av. J.-C.) et conservé au Peabody Museum, Harvard University dont la forte musculature évoque celle des « Balafrés »]. Or, dans la vallée du Halil Roud (région identifiée par certains spécialistes au pays de Marhaši ou d’Aratta), ce sont plus de quatre-vingt sites archéologiques importants qui ont été mis au jour sur une quarantaine de kilomètres au sud de Jiroft, la plupart datant du IIIe millénaire. Y ont été découverts de nombreux artéfacts en chlorite décorés de motifs animaliers et humains et incrustés de pierres semi-précieuses. Le bestiaire comprend des animaux domestiques (bovins et caprins) et sauvages (lions, guépards, serpents, scorpions, aigles, ibex, renards, ours…). Dans les représentations humaines, les hommes (à l’instar des « Balafrés ») ont le torse nu, des cheveux longs, le nez fort, l’œil en amande (incrusté) et portent une jupe retenue à la taille par une large ceinture ainsi qu’un bandeau frontal. On distingue trois types d’hommes : un homme « ordinaire » représenté debout ou parfois assis sur les talons ; un homme « paré » portant bracelet, collier, bandeau frontal orné de pierreries ; un personnage « mixte/hybride » : Homme-Lion (au degré supérieur), Homme aux pieds griffus (au premier degré), Homme-Taureau, Homme-Scorpion (gardien des Enfers ? symbole du Mal ?). L’Homme-Serpent est absent de l’iconographie. Les serpents[1] sont pourtant omniprésents. Le thème des serpents – enlacés, confrontés à des fauves, maîtrisés par l’aigle aux ailes déployées ou par une figure anthropomorphe – est typiquement iranien. Deux principes s’opposent dans l’imagerie (ce qui suggère un mode de pensée dualistique[2]) : l’un est négatif, avec le scorpion (symbole de l’humanité défunte) et le serpent (symbole de régénérescence mais aussi de dangerosité, donc ayant pouvoir de vie ou de mort) ; l’autre est positif, avec le guépard et l’aigle (assimilés au pouvoir destructeur de la divinité, mais engagés aux côtés de l’homme contre le serpent). La mise en scène des uns et des autres dans des situations de conflit évoque la mort qui est le sort inévitable de l’humanité. Toutefois, dans une conception cyclique du temps, la mort est toujours l’annonce d’un renouveau/d’une renaissance. La symbolique a cependant dû/pu changer de sens avec la diffusion de cette imagerie par voie maritime ou terrestre vers le détroit d’Hormuz, les côtes du golfe Persique et de la péninsule arabique, le Fars, la Susiane, la vallée de la Diyala, la Bactriane, l’Asie centrale, le Balûchistân, la vallée de l’Indus, etc.

 

Les « Balafrés » n’ont jusqu’ici jamais été retrouvés en contexte funéraire. Le fait que six statuettes aient été découvertes au même endroit suggère plutôt un dépôt ou une cachette. Le fait qu’elles soient conçues de manière à être vues de tous les côtés semble indiquer qu’elles étaient exposées à l’origine, peut-être dans un lieu cultuel. Faisaient-elles l’objet d’un culte ? La présence d’or [incrustations de feuilles d’or dans les interstices de la jupe/du pagne des statuettes n° 1 et 2 et peut-être des n° 6, 7 et 16] et de fer météoritique (serre-tête en fer météoritique des statuettes n° 2, 3 et 6) pourrait aller dans ce sens[3]. En effet, l’or est un matériau de parures, de bijoux et d’objets de culte/d’objets rituels. Il est destiné aux objets sacrés. Etant littéralement « tombé » du ciel, le fer météoritique est le minerai des dieux par excellence. Il peut avoir valeur d’amulette ou de talisman. Par principe, des objets sacrés/sacralisés qui ne servent plus ne sont pas détruits mais enterrés.

 

Les proportions des « Balafrés » sont conventionnelles : environ un tiers pour la tête et le haut du corps, un tiers pour le kilt et un tiers pour les jambes. En revanche, les traits sont plutôt individualisés. Ils arborent au moins deux (zigzags ou écailles) voire trois types de barbe (celle du n° 1 étant rendue par des lignes verticales). La tête est soit plate, soit en dôme, soit coiffée d’un couvre-chef rapporté (pas toujours du même type). Les personnages n° 4 et 5 ont une peau lisse. Seuls les « Balafrés » n° 2, 3 et 6 ont un serre-tête en fer. Seuls quatre « Balafrés » ont une main percée (les deux pour le n° 1). Le kilt du personnage n° 1 est traité différemment (composé de rondelles). La balafre traverse la partie droite du visage sauf dans deux cas (n° 1 et 13). Le récipient (lié à un rituel ?) est porté tantôt à droite, tantôt à gauche. Il est donc possible qu’ils ne représentent pas un personnage précis mais un groupe d’individus (ancêtres ? officiants ? sorciers ?) dotés de pouvoirs (suprahumains ?) qui leur seraient conférés soit par leur statut, soit en raison de leurs mutilations, soit par leur caractère hybride – avec, peut-être, une hiérarchie entre eux si l’on considère les « accessoires/attributs » de certains « Balafrés ».

 

[1] Il est à noter que leurs écailles sont figurées par des alvéoles en amande remplies d’une pâte blanchâtre ou incrustées d’une pierre de couleur claire et non par des bossettes circulaires comme chez les « Balafrés ».

[2] Rien d’étonnant à cela puisque la mythologie de l’Iran ancien relate la lutte perpétuelle entre le Bien et le Mal.

[3] Dans une conception cyclique du temps, comme cela semble être le cas, l’âge d’or est le premier des quatre âges du monde, l’âge du fer termine le cycle.

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